J’avais six ans quand mes parents m’emmenèrent avec mes deux sœurs pour la première fois au cinéma. On y jouait « Les misérables ». J’ai été bouleversé au point que les noms des personnages s’imprimèrent dans ma mémoire pour toujours. Je me déroule encore avec une infinie précision les images de ce livre-film.
À un moment de la projection, Fauchelevent, joué par Carette, risque la mort, un essieu de sa charrette s’étant brisé. Je me suis mis à crier. C’étaient mes premières « choses vues ». On dut quitter la salle, regagner la maison : j’avais 40° de fièvre. Hugo et ses personnages fissurés, fracturés, bousillés même, m’avaient transpercé. Ils sont toujours là, même si la situation a changé. Nombre de nos concitoyens ont des rallonges à leur vie. Eux n’ont pas de place pour leurs vies… en friche. Ils pensent même qu’ils sont de trop dans la société, d’autant qu’ils sont frustrés du rayon de leur marche.
Ce dévoilement de la misère et les mots- cris, les mots-alertes pour la dire, au lieu de s’éloigner avec le calendrier, fonctionnent comme un zoom permettant de mieux les mettre à feu. Le choc reçu m’a conduit au devoir-désir d’autre chose. Fièvre, friche, feu : ne cherchez pas pourquoi je suis devenu un mutin.
Oui, le vieil Hugo comme on dit si vite avec condescendance en vérité le jeune après vieux, comme Faust a mis d’innombrables humains en marche vers la lumière à travers la conscience. Le présent est un trou dont les deux bords sont le « passé luisant » et « l’avenir incolore », disait Apollinaire. Hugo a ôté du luisant au passé et coloré l’avenir, sans pratiquer la célébration, cette friperie idéale où viennent se costumer les identités vacantes.
Mes mots sur Hugo qui siégea ici de 1876 à 1885 ont une tendresse reconnaissante à son égard, qui s’est renforcée à l’école publique, où j’ai eu deux maîtres d’école hugoliens, puis en 1952 quand le cent cinquantième anniversaire de sa naissance fut méprisé par les pouvoirs publics.
Mes deux maîtres avaient dans leur « faire » intégré le sens qu’Hugo formula pour l’École dans son William Shakespeare : Qu’est-ce que le genre humain depuis l’origine des siècles ? C’est un liseur. Il a longtemps épelé, il épelle encore ; bientôt il lira. Cet enfant de six mille ans a d’abord été à l’école. Où ? Dans la nature. Au commencement n’ayant pas d’autre livre il a épelé l’univers […] Puis sont venus les premiers livres : sublime progrès. Le livre est encore plus vaste que ce spectacle, le monde ; car au fait il ajoute l’idée […]. La lecture, c’est la nourriture. De là l’importance de l’école, partout adéquate à la civilisation. Le genre humain va enfin ouvrir le livre tout grand ! L’immense bible humaine composée de tous les prophètes, de tous les poètes, de tous les philosophes, va resplendir et flamboyer […]. L’humanité lisant c’est l’humanité sachant ». Victor Hugo mêlait ainsi dans son approche de l’école, et c’est encore à construire, « le cœur qui pense » et sa distance de « l’utile », dont Bataille dira plus tard que sa mise en avant systématique évite de traiter les problèmes fondamentaux.
1952, maintenant. Aragon qui, avec Breton, avait défendu Hugo chez les surréalistes en le lisant à haute voix, ne supporta pas le silence organisé. Il souhaitait aussi corriger la lecture sectaire de Hugo par Guesde et Lafargue et les radicaux. Le 24 mars, à la salle des sociétés savantes à Paris, il interrogea un auditoire passionné : « Avez-vous lu Victor Hugo ? ». J’y étais.
J’avais dans ma besace « Les Misérables » avec cette apostrophe aux sénateurs de l’époque : « Je ne suis pas de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde […] mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère. Remarquez-le bien, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire […] Détruire la misère ! oui, cela est possible. Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli ». J’ai dévoré le reste de son œuvre qui n’est pas, comme on le dit, une marmelade pour les enfants des écoles, mais un immense poème qu’Hugo identifie à l’homme, un sillage écumant et triomphant de l’énorme XIXe siècle.
Ce génie légendaire du siècle fit œuvre forêt, œuvre lumière, œuvre d’un solitaire solidaire, œuvre de combat, œuvre en cours « La vie est une poésie interrompue » écrivait-il œuvre prophète, œuvre d’éternelle aurore, œuvre de cime, œuvre de l’essentiel, œuvre d’utopie, œuvre sur l’infini, œuvre de conscience. Dans cette véritable armoire démentielle à l’opposé de la littérature « mot d’ordre » Hugo voulait « l’influence et pas le pouvoir » il milita pour la condamnation absolue de la peine de mort pour Victor Hugo l’affaire John Brown fut l’affaire Calas pour Voltaire pour le suffrage universel, le droit d’auteur, l’Europe des peuples, la paix, l’école laïque obligatoire, les droits de la femme voyez Esméralda et de l’enfant, l’amélioration de la condition pénitentiaire, l’amnistie des communards. Il milita contre « Napoléon le Petit », (les plus beaux vers de Hugo sont contre l’oppression). Il milita contre l’esclavage.
Si l’on voulait condenser Hugo politique, on dirait qu’il s’est compromis toute sa vie, courageusement et lucidement, avec la personne humaine et a assumé lucidement et courageusement sa vie de proscrit volontaire durant 19 ans à 48 kilomètres des côtes normandes avec cette morale : « Quand la liberté rentrera je rentrerai ».
En témoigne le récent beau livre Écrits politiques où Franck Laurent cite en vrac : « La politique est strictement l’affaire de tous : en aucun cas elle ne saurait être réservée à un individu ou à un groupe, ni limitée aux lieux et aux modes « officiels ». L’« homme politique » qui ne reconnaît d’autre légitimité que la sienne et celle de ses pairs, comme le citoyen qui se décharge sur lui du soin des affaires publiques pour mieux s’occuper des siennes, font le lit de toutes les tyrannies, les violentes et les douces ». « La vraie fidélité à l’idéal consiste moins à multiplier au nom d’une conception sectaire et puritaine de la pureté, les lignes de fracture et les procès en trahison qu’à rassembler les énergies de tous les amoureux du progrès, voire de tous les hommes de bonne volonté autour d’un commun désir ». Bref, une démocratie de tous les instants et de tous les sujets ni consensus mou, ni plus petit commun dénominateur.
Le temps court. L’océan Hugo a du mal à être contenu. Encore quelques mots cependant.
Hugo, dont la pensée en 83 ans de vie « une durée » aurait dit Goethe a obéi d’une surprenante manière de l’histoire et s’est aussi formée en s’écrivant, Hugo a tenté de faire partager à tous, tout ce que la terre compte d’ardents et d’insatisfaits, aussi, le vertige des transgressions et la visite des ombres.
Il en est de taille et je reviens aux Misérables.
Avant eux, j’évoquerai Ruy Blas écrit en 1838, présenté actuellement par Brigitte Jacques au théâtre Français. Ruy Blas est né dans le peuple. Il dit « Bon appétit messieurs, oh ministres intègres ! » Mais il est laquais, valet et n’a donc pas de présent. Il échoue.
Après eux, je retiens L’homme qui rit, publié en 1869. Le héros Gwynplaine parle à la chambre des Lords : « vous augmentez la pauvreté du pauvre pour augmenter la richesse du riche. C’est le contraire qu’il faudrait faire. Je suis le peuple ».
Que s’était-il passé entre Ruy Blas et L’homme qui rit ? 1848 et ses barricades, Les Misérables et Gavroche.
Une quantité de vie, une quantité d’imagination et comme dit Hugo « la quantité de civilisation se mesure à la quantité d’imagination ».
Quantité d’imagination qui lui fit aborder le socialisme au congrès de la paix en 1869 : « le socialisme est vaste et non étroit. Il s’adresse à tout le problème humain. Il embrasse la conception sociale tout entière. En même temps qu’il pose l’importante question du travail et du salaire, il proclame l’inviolabilité de la vie humaine. Le socialisme affirme la vie, la République affirme le droit. L’un élève l’individu à la dignité d’homme, l’autre élève l’homme à la dignité de citoyen. Est-il un plus profond accord. Je défends le socialisme calomnié ». Ce même Hugo se battit avec acharnement pour l’amnistie des communards. Le 22 mai 1876 il intervenait ici :
« à 20 ans d’intervalle pour deux révoltes, pour le 18 mars et pour le 2 décembre, les deux conduites tenues dans les régions du haut desquelles on gouverne sont : contre une fièvre du peuple, toutes les rigueurs ; devant les infamies de l’Empereur, l’agenouillement. Il est temps de faire cesser l’étonnement de la conscience humaine. Il est temps de renoncer à cette honte de deux poids et deux mesures, je demande pour les faits du 18 mars l’amnistie pleine et entière ».
Et ce travail inouï, cette écoute avec anxiété des voix inconnues, Victor Hugo l’a fait sans linéarité et dans certaines douleurs de son intimité.
Le monde est d’une extraordinaire complexité. Hugo n’en a pas tiré prétexte pour se distancer de l’action et ne l’a pas trahi. Il fut homme du malaise critique. On prête à Hugo des certitudes qu’il n’a pas. Ses convictions inquiètes ne l’empêchèrent pas de se jeter dans la mer et de n’esquiver rien.
Dans cette mer, il y avait son intimité où l’amour fut central mais qui fut douloureuse quand il vit disparaître ses enfants, et d’abord en 1843 Léopoldine, noyée avec son époux.
« Je verrai cet instant jusqu’à ce que je meure.
L’instant, pleurs superflus !
Où je criai : l’enfant que j’avais tout à l’heure,
Quoi donc ! Je ne l’ai plus ! »
Allons ! Je revendique le droit d’aimer cet homme qui m’a permis, selon la belle expression d’Aragon, d’« avoir tous les oiseaux du monde dans ma volière », un homme qui a voulu avec une certitude morale, à tout prix comprendre le perpétuel mouvement de l’histoire, un homme qui, dans son poème « Ode à l’Arc de triomphe », monument qu’il aimait, osait écrire ces vers : « Quand le temps dans sa frise antique/Ote une pierre et met un nid ». Oter une pierre et mettre un nid est un travail politique auquel nous devons participer. Hugo, cet homme qui se souvient de l’avenir, me pousse à faire plus et mieux avec, notamment, le transfert en politique de la langue du poète. L’acte de création est un accumulateur d’énergie. Le désespoir n’est pas un mot politique !