Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Chers Collègues,
Comme vous, j’ai lu le Petit Prince. Je commencerai donc par Saint Exupéry. « -S’il vous plaît… dessine-moi une école !
Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en souviennent.)…Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications ».
C’est le cas en ce moment où, nos enfants, nos élèves, nos collégiens, nos lycéens travaillent sur le thème de la Cité idéale. Or pour construire la Cité Idéale, il faut construire l’Ecole Idéale, celle de la réussite.
Le Président de la République déclarait au journal Le Monde du 6 mai 1995, qu’il fallait « revenir aux sources de notre système d"éducation et de formation et réinventer en quelque sorte l"Ecole de la République (…) et il ajoutait : -« Je propose, donc, un grand débat national… ».
On en est loin avec le texte que vous nous proposez.
Cette question préalable que je soumets à votre vote est motivée par deux grandes raisons :
- l’Ecole française a un passé exceptionnel et il serait bon de le connaître et de ne pas l’oublier pour lui forger un avenir.
- l’Ecole républicaine française est fondée sur un projet politique qui synthétise les idées de citoyenneté individuelle et de conscience collective.
Cette idéologie a toujours permis d’intégrer des populations hétérogènes par leur origine régionale et sociale, nationale même, depuis l’époque de l’empire français et de ses colonies à aujourd’hui, en passant par le multiculturalisme et la fascination exercée par les Etats Unis d’Amérique dont le « melting pot » reste un mirage tant le cloisonnement culturel et social est grand.
L’épine dorsale de l’exception française dans le domaine scolaire est constituée par le corps enseignant français et cette disposition est de toute première importance pour le présent et pour l’avenir : une réforme de l’Education nationale doit avoir la valeur d’une mise à jour réalisée sans perdre de vue l’essentiel de l’idéologie républicaine.
Comment entendre l’injonction de Montaigne : « Plutôt une tête bien faîte qu"une tête bien pleine », alors que les savoirs prolifèrent sauvagement, s’approfondissent vertigineusement et dans le même temps se séparent inexorablement ?
Comment « réformer la pensée » pour « penser la réforme » et réciproquement ?
Comment éduquer aujourd’hui au temps de toutes les promesses et de tous les dangers, au temps des incertitudes ? Comment enseigner à la fois la citoyenneté et la compréhension lucide et fraternelle de la condition humaine ?
Or, on ne peut comprendre la centralisation de l’Ecole « à la française » si on ne saisit pas qu’il s’agissait, à l’origine, de mettre en place non seulement une administration publique mais une corporation publique, c’est-à-dire un organisme concourant à la réalisation d’une même fin et ayant une unité morale et une inspiration commune.
Même Napoléon disait en 1810 : « j"ai organisé l’Université en corps, parce qu"un corps ne meurt jamais et parce qu"il y a transmission d"organisation, d’administration et d’esprit. »
Le corps enseignant devrait donc être consulté dans sa totalité et dans sa complexité parce qu’il forme un tout organique dont le moteur central est l’enfant et c’est là notre devoir d’avenir, l’enfant d’aujourd’hui, car il ne s’agit pas pour moi, de faire ici l’apologie d’un enfant idéalisé.
Mais, l’être humain-enfant ne peut être que le centre et il échappe, ce centre, à toute grille comptable régressive : il a besoin, en face de lui, d’êtres humains adultes, jeunes et moins jeunes, coûte que coûte.
En touchant, sans consulter, la question et l’emploi des MI-SE, vous touchez l’équilibre et la cohérence souvent difficile d’une équipe pédagogique dans son ensemble. Car ce projet est d’abord un « plan social » de très grande ampleur, une précarisation de l’emploi qui mettent en danger le service public de l’éducation et l’avenir de nombreux jeunes.
Parlons clair, dès la prochaine rentrée scolaire ce sont 5500 emplois de Mi-SE et 20.000 poste d’aides éducateurs qui seront supprimés, remplacés par seulement 16.000 postes d’assistants d’éducation au statut flou.
9500 suppressions d’emplois, c’est pire qu’à Metaleurop, qu’à Air Lib ou à GIAT industries réunis.
Cela étant, ici, comme ailleurs, le particulier est dans le tout et le tout se « réfléchit » dans le particulier.
Parce que l’Education nationale n’est pas en dehors des réalités quotidiennes nationales et internationales, elle subit les assauts de la crise que traverse notre civilisation industrielle globale et elle vacille sur le socle des valeurs de service public qui devraient continuer d’être les siennes : l’égalité des chances face à la connaissance et aux savoirs est incompatible avec des privatisations sauvages et une décentralisation bâclée dans l’urgence des effets d’annonce.
Je plaide d’ores et déjà pour maintenir les personnels dans la fonction publique d’Etat pour garantir la cohésion de la communauté éducative, l’équité territoriale et un service public démocratique.
Je ne pense pas que l’affaiblissement du service public soit un gage de modernité, or en délocalisant certains services comme la restauration et l’encadrement psychologique comme la médecine scolaire, vous allez détruire le maillage complexe de l’Education nationale et de la prévention médicale ; en réduisant puis en déplaçant 110 000 personnels non enseignants, vous allez désorganiser des équipes sans aucune réflexion préalable sur les conséquences de ces décisions gouvernementales ; en se privant de l’apport de ces milliers d’emplois jeunes qui se sont engagés dans leur mission sans compter leur investissement, et dont l’utilité et reconnue par vous, vous menacez la gestion des établissements.
L’école occupe une place centrale dans la société : c’est une question qui concerne l’ensemble des citoyens, qu’ils soient élèves, parents d’élèves, qu’ils l’aient été ou aspirent à le devenir.
L’école doit assumer son rôle envers l’ensemble de la jeunesse, même la plus dérangeante et il ne peut être question d’ateliers relais ou d’internats répressifs ne relevant pas de l’Education nationale, service public de tous et pour tous.
Plus que dans d’autre pays, le modèle d’intégration « à la française » a été fondé sur l’idée et la valeur de la citoyenneté individuelle, sur l’égalité formelle, juridique et politique, de l’individu citoyen.
La méthode de réflexion et d’action ne peut être ici -comme dans nos autres débats d’ailleurs- celle de l’homme pressé et mal informé, ultrasensible à la conjoncture telle qu’elle se donne à voir, telle qu’on la donne à voir. Et j’y reviens :
- S’il vous plaît… dessine-moi une école !
Parents, élèves, enseignants tout le monde se rebiffe contre le système éducatif.
Ce phénomène est-il nouveau ou récurrent. On peut dire assurément qu’il s’est accentué. Avec la massification, l’école s’est sans conteste démocratisée. Dans le même temps les inégalités se sont faites plus fines, plus subtiles. Les élites continuent à s’auto-reproduire quand 20% des élèves s’en sortent terriblement mal. Sans compter que nous avons été capables de produire des diplômes pas des emplois. Beaucoup de gens font des études longues et constatent qu’elles ne sont pas aussi efficaces qu’ils l’espéraient.
Enfin nous ne sommes pas parvenus à régler le problème de la formation professionnelle, vers laquelle l’orientation continue de se faire par l’échec. Il existe donc de vrais motifs d’insatisfaction et d’amertume. Chez les élèves, cela se manifeste par l’ennui, l’absentéisme ou la violence. Chez certains enseignants par une profusion de livres à succès, sur le mode du « tout fout le camp, arrêtons là … » avec un ton pour certains à l’égard des enfants du peuple pour le moins désagréable et méprisant.
Les réponses sont souvent simplistes. Comme toujours, lorsqu’il y a déception, on voit persister une nostalgie conservatrice. La présence de garçons et de filles à l’école pose problème ? Séparons-les. La présence au collège de bons et de mauvais élèves pose problème ? Séparons-les. Une partie de l’opinion penche pour ces choix. Excédés, fatigués, découragés, beaucoup d’enseignants sont tentés d’y céder. Raison de plus pour chercher à réformer l’école plutôt que de risquer le retour en arrière.
Il y a besoin de débat, il y a besoin de reformer. Que ce soit sur les savoirs enseignés ou la façon dont on les transmet.
C’est là une question récurrente, relative à ce que l’on peut appeler la culture commune.
Que doit on enseigner ? La réponse n’est pas simple. Pendant longtemps a perduré une sorte d’accord sur la culture scolaire. Il est en train de se défaire.
Les parents disent : « je veux que mes enfants aient des formations utiles » ; les profs défendent un enseignement plus culturel.
Les employeurs expriment leur insatisfaction quant aux qualifications des jeunes. Les fédérations syndicales se demandent si l’ont prépare bien les enfants au monde tel qu’il est.
A toutes ces attentes il faut ajouter celles des élèves dont on ne parle jamais assez, mais qui sont importantes : l’envie d’apprendre des choses utiles et qui leur permettent d’être citoyens.
Il y a aussi des points de rupture qui commencent à peser. Et quand on aborde les thèmes de violence, de discipline, ou de citoyenneté, surgit encore un autre débat. Celui de savoir si l’école a une fonction d’intégration et laquelle.
L’école républicaine a été inégalitaire, bien plus qu’elle ne l’est actuellement. En revanche elle avait un rôle d’intégration sociale indéniable. Et personnellement je ne saurais assez remercier et rendre hommage à mes instituteurs de l’école laïque et à certains de mes professeurs du lycée d’Etat. Or aujourd’hui elle est un facteur d’exclusion pour de nombreux élèves.
Souvent les enseignants se plaignent que les enfants n’ont pas le comportement qu’ils attendent d’eux.
En même temps, beaucoup sont tentés de dire : Ce n’est pas à nous de leur apprendre ». Mais alors à qui est-ce ? On ne peut pas à la fois crier sur tous les tons que les familles sont démissionnaires, que la télé rend idiot, que les enfants sont mal élevés… et que ce n’est pas à l’école de s’en occuper. A nous de lui en donner les moyens.
Autrefois c’était plus facile, puisque l’école ne recevait que les élèves qui voulaient bien jouer son jeu. Dès lors qu’elle a pour ambition de les accueillir tous, elle ne peut pas être uniquement le lieu des apprentissages scolaires.
Cela étant dit, l’école a plutôt bien réussi, il ne faut pas être catastrophiste. Mais on avait laissé entendre qu’elle pourrait tout réussir
La massification scolaire a été fondée sur une idée formidable mais contradictoire : celle de faire de l’excellence pour tous. Non qu’il soit impossible d’élever le niveau général des élèves. Mais l’école est dans une société, injuste et inégalitaire, et elle peut devenir une machine à classer et à hiérarchiser. Elle produit fatalement des excellents et des pas excellents.
C’est en cela que le collège a échoué. Il s’est voulu l’école de tous mais a conservé le modèle du petit lycée bourgeois. Evidemment ça ne marche pas
Cela ne signifie pas que l’école doive rogner sur ses exigences.
Il s’agit de se fixer des exigences que l’on peut assurer. Etre ambitieux pour l’école, ce n’est pas lui demander l’impossible sans se soucier qu’elle y parvienne ou non. C’est lui demander du possible en lui donnant les moyens, en exigeant qu’elle le fasse.
Je prends un exemple très simple. Si l’école de l’égalité des chances consiste à dire : « tous les enfants doivent entrer à Polytechnique ou à Normal.Sup », c’est impossible et destructeur. En revanche, attendre que tous les enfants qui sortent de l’école obligatoire sachent au moins telle ou telle chose et possèdent au moins telle ou telle compétence, deviennent des citoyens aptes à maîtriser le monde qui les entoure, c’est une autre ambition et l’on peut se donner pour tache de l’atteindre.
Dans ma vie politique et sociale, j’ai toujours été un défenseur du SMIC, qui n’a pas pour fonction d’abaisser le niveau des salaires, mais de s’assurer qu’il n’y en aura aucun en dessous d’un seuil défini.
Je sais aussi que dès que l’on raisonne en ces termes pour l’école on est vite accusé de vouloir abaisser le niveau. Pour ma part, je suis persuadé que s’attacher à faire en sorte que l’école donne un minimum à tous les élèves, est bien plus difficile que de dire : « Nous avons des ambitions générales, et le enfants feront ce qu’ils pourront ».
Cela me ramène à la définition du savoir. A qui en remet-on la charge. Ce doit être l’objet d’un grand débat national. Dans lequel le Parlement doit tenir toute sa place.
Je ne rappellerai jamais assez que notre école appartient à la Nation. Il y a des enjeux qui ne peuvent pas être discutés uniquement entre syndicats et Ministères. Aussi respectables que soient les uns et les autres.
Décider de ce que l’on fait de l’école, de ce que l’on doit y apprendre, du métier d’enseignant, ce sont de choix nationaux dont les parents, les syndicats ouvriers, les organismes professionnels, les élus locaux doivent pouvoir se mêler. Avec naturellement les enseignants et notre jeunesse. Discuter des moyens c’est bien, mais ça ne fait pas un débat.
C’est une vraie question de société, une question éminemment politique au meilleur sens du terme qui nécessite l’ouverture d’un débat national. Il fut un temps où vous-même le proposiez Monsieur le Ministre. Vous l’avez évoqué dans votre exposé tout à l’heure.
C’est une question démocratique qui appelle un grand débat politique, débouchant sur une belle et bonne réforme de l’Education Nationale. Et non comme maintenant un débat irréel, parce que prenant le problème à la marge, par la petite porte.
En a-t-on les capacités ? J’en doute quand je vois ce projet de loi qu’on nous amène aujourd’hui. Pourtant il et urgent de l’avoir.
On ne pourra pas vivre indéfiniment en apprenant quotidiennement que 30% de nos enfants ne savent pas écrire et avec la parution quasi quotidienne d’un article ou d’un livre sur le thème « Mes élèves sont des barbares »…
C’est pour tout cela que je vous propose d’adopter la question préalable. Parce qu’il est prématuré d’aborder le projet de loi que vous nous proposez. Que ce projet doit être pour le moment ajourné au profit du débat préalable sur l’ensemble des problèmes posés à l’Education Nationale. Et qu’alors, et alors seulement pourraient être abordés le statut et l’avenir des personnels prévus dans le projet de loi.
Pas seulement parce que nous ne sommes plus là dans la gestion de la crise, mais dans le bricolage de la gestion de la crise, parce que l’enfance, notre plus doux espoir, est celle qui construira la France et l’Europe de demain.
Et parce que pour reprendre Malraux : « les enfants, là est la clé du Trésor ».
« S’il vous plait, Monsieur le Ministre, dessinez-leur une école ! »